Alexandre Bernard, expert en rhums et Brand Ambassador pour les rhums Compagnie des Indes
Le rhum trouve ses racines dans les Caraibes et en Amérique du Sud. Les colons européens sont à l’origine de sa création. Depuis que la canne à sucre est implantée dans les West Indies par Christophe Colomb, la culture de la canne et donc la fabrication de rhum ne cesse de croitre. Dans un contexte de commerce triangulaire, le rhum, en parallèle avec le sucre, est exporté principalement vers l’Europe et les Etats Unis.
A la moitié du 17ème siècle les colons (principalement les Hollandais) plantent de la canne à sucre en Guyana, c’est donc aux Pays-Bas que l’on recense les premières exportations de sucre en 1661. Le rhum commence à être produit par quelques sucreries et en 1670, la plupart des usines Guyanaises se targuent de produire du rhum de mélasse. Le but, optimiser l’utilisation des résidus de la production sucrière. Les rhums de Demerara sont nés à cette époque-là, et s’exportent massivement en vrac. A noter qu’à la fin du 18ème siècle, les Néerlandais cèdent le Guyana aux Britanniques. La mélasse est alors également exportée vers des pays comme la Barbade. Les rhums Demerara dits lourds vont constituer des bases d’assemblages avec des rhums plus légers pour fournir les négociants mais aussi la Navy, la marine Britannique. La typicité et la diversité des rhums de Demerara distillés en alambic en bois/cuivre, vont contribuer au succès de ces nectars.
Comment parler de rhum en vrac sans mentionner la Navy ? Ses traces remontent à 1655 sous l’impulsion du vice-amiral William Penn. Après l’échec de la conquête d’Hispaniola (ex Haïti + République Dominicaine), ce dernier décide, avec succès, d’envahir la Jamaïque grâce à une flotte de 37 navires de guerre et plus de 3000 marins.
A cette époque l’insalubrité est désastreuse. Les rations des marins consistent principalement en des biscuits et de la viande conservée dans du sel. Pour les boissons il s’agit d’eau et de bière stockés dans des barriques en bois. Ces rations deviennent rapidement impropres à la consommation (croupissement, développement d’algues). Résultat, la déshydratation pendant ces longs périples puis la fièvre et le scorbut déciment les équipages.
Après la conquête de la Jamaïque où le rhum est légion, William Penn décide peu à peu de le substituer à la bière. C’est en 1731 que la Navy reconnait officiellement l’utilisation d’une ration journalière d’une demi-pinte (275 ml) par marin.
Cette ration, appelée tot, est progressivement diluée. On y ajoute également du sucre et des limes pour apporter nutriments et vitamines aux limey (surnom des marins anglais). C’est en 1810, que le E D and F Man, entreprise basée à Londres, finalise la version finale du blend validé par l’amirauté anglaise. Les rhums de Guyana distillés en pot still sont assemblés avec des rhums puissants de Jamaïque et des rhums légers de Trinité et de Barbade.
Les négociants sont extrêmement puissants à cette époque et ce jusqu’à la première moitié du 20ème siècle. Leur lobby interdit aux distilleries comme en Barbade d’embouteiller sous leur propre marque et de vendre directement aux consommateurs. Un véritable âge d’or pour le rhum en vrac. Cet âge d’or prend fin en 1970 suite au Black Tot Day, les guerres modernes ne nécessitant plus de telles provisions d’alcool.
Grand amateur de la tradition britannique du rhum en vrac, la Compagnie des Indes est un des premiers à lui rendre hommage avec ses blends Caraïbes, Latino et surtout, avec son Jamaïquain Navy Strength !
C’est au 18ème siècle que la demande croissante de rhum, couplée avec l’amélioration de la qualité (techniques de distillation, alambic en distillation continue) et le développement des routes commerciales va attiser l’intérêt des négociants. Ces marchands principalement basés en Angleterre et aux Pays Bas transportent ces rhums en vrac. Ils sont ensuite utilisés pour concocter des blends aussi appelés rhums d’assemblages.
Aux Pays-Bas c’est le Batavia Arrack qui est à l’origine du succès du commerce du rhum en vrac. Ce Batavia Arrack est produit sur l’île de Java en Indonésie. Il s’agit d’une base mélasse dans laquelle une levure de riz rouge maltée est ajoutée avant d’être distillée. Le Batavia Arrack est ensuite exportée et vieilli en moyenne 6 ans aux Pays Bas avant d’être embouteillé. De manière plus récente la Chine et la Suède favorisent le commerce en vrac. Au 19ème siècle le Batavia Arrack est utilisé en Swedish Punsh, ancêtre des cocktails où on l’associe à des épices, du sucre, de l’eau et des agrumes, et est consommé chaud.
La Compagnie des Indes participe, à son échelle, à la découverte de ce rhum unique en lançant pour la première fois au monde un single cask de Batavia Arrack en 2015. Il l’inclut également dans l’assemblage du Tricorne (à hauteur de 5%).
Concernant la France et donc les Antilles, la qualité n’est au rendez-vous qu’au début du 18ème siècle (principalement en Martinique) grâce au travail du Père Labat et ses avancées sur la distillation à repasse. Ces travaux de modernisation ainsi que l’essor de la consommation (et donc de l’export vers la Métropole française) propulsent la Martinique à la fin du 19ème siècle au rang de premier producteur mondial. Elle passe même devant la Jamaïque qui fait 10 fois sa taille et a une culture rhum bien plus avancée à l’époque !
Le phylloxera, maladie qui touche les vignes françaises en 1863 engendre des problèmes d’approvisionnement en vin et constitue ainsi une aubaine sans précédent pour les Antilles et l’exportation du rhum vrac. La pénurie de Cognac et Armagnac permet à des maisons spécialisées dans le négoce de rhum comme Bardinet à Bordeaux, de faire prospérer le vrac antillais. L’économie florissante s’accélère lors de la guerre de 14-18 car les besoins pour l’armée, tant pour les soldats que pour l’arsenal, s’intensifient.
Cette prospérité dure jusqu’en 1922, les distillateurs français de métropole font alors voter la loi d’un contingentement. La loi limite la quantité de rhum exportée. La situation devient catastrophique avec la capitulation de la France face à l’Allemagne lors de la seconde guerre mondiale. Après-guerre, le vrac ne reprend pas son essor en raison d’un retour des alcools métropolitains à bas prix, mais aussi de l’essor du whisky et d’une consommation hivernale du rhum.
De nos jours le rhum des Antilles est (à l’exception des rhums traditionnels de la Réunion pour les arrangés, ou du Grand Arome pour la cuisine) très peu exporté en vrac. Les problèmes de rendement des récoltes de canne ainsi que la pénurie de vieux jus liée à une demande croissante, rendent les producteurs frileux.
De nos jours, si la plupart des distilleries préfèrent garder leur propre distillat pour leur propre embouteillage, les embouteilleurs changent la donne. La prolifération des embouteilleurs indépendants suite aux succès de Plantation, Berry Bros, Compagnie des Indes, Vélier, etc représente une aubaine pour ces firmes. Elles vendent ainsi en direct leur surplus de production et génèrent du cash plus rapidement. L’avenir s’annonce plus compliqué. La consommation de plus en plus premium et la spéculation incitent les distilleries réputées à garder leur jus pour elles. D’autant plus que certains marchés à fort pouvoir d’achat n’ont pas encore connu l’engouement actuel du vieux continent. Ces tendances au craft et à la premiumisation risquent de limiter la vente en vrac dans le futur.